" ... Les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre âme, bercée et endormie, s’oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète. " Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience. "
On nous contestera peut être le droit d'interpréter la littérature comme on interroge les rêves.
On le fera en rappelant qu'elle ne représente pas comme eux une création spontanée du psychisme dont le caractère involontaire garantirait en quelque sorte l'objectivité. Et on entendra par "objectivité" le fait que la psyché s'exprime dans les rêves sans aucune intervention de la conscience intentionnelle, ce qui en fait les témoins particulièrement fidèles et impartiaux des pulsions et des refoulements dont elle est le siège.
Mais est-on bien certain que la littérature soit une activité intégralement gouvernée par la conscience intentionnelle ?
Tout d'abord l'activité d'écrire, lorsqu'elle n'est pas directement sollicitée par une commande d'une revue ou d'un éditeur, ou lorsqu'elle n'est pas la réponse aux urgences pressante d'un revenu, comme c'est si fréquemment le cas chez Balzac par exemple, doit provenir d'une sorte de nécessité intérieure qui pousse l'esprit à la création. Mais d'où vient que l'on se mette à écrire, comment expliquer cette urgence qui presse la main et la cervelle de l'écrivain ? Lui-même sait-il pourquoi il a choisi de raconter cette histoire plutôt qu'une autre ? Pour quelles raisons lui a-t-il paru souhaitable de la raconter de cette façon-là, avec ces mots-là, et non pas autrement ? Et quand il vous répond qu'il le sait, est-il bien certain que cela soit vrai ? Pourquoi serait-il affranchi des limites qui pèsent sur ses frères humains et pourquoi lui seul se comprendrait parfaitement tandis que tous les autres hommes seraient condamnés à se représenter de la manière la plus inadéquate leurs propres motivations dans une simple conversation, dans leur comportement au travail, ou dans l'amour par exemple ?
Mais supposons un instant que la littérature soit toute intentionnelle.
Dans ce cas, pourquoi interpréterait-on les dessins d'enfants et pas les romans ? Les premiers ne sont-ils pas élaborés eux aussi par une innocente conscience intentionnelle ? L'enfant ne se propose-t-il pas de dessiner un "bonhomme", une "maison", son "papa" et sa "maman", quand ce n'est pas le psychologue lui-même qui l'y invite ?
D'ailleurs il n'est pas nécessaire que l'intention en question relève d'une exigence purement subjective. La motivation peut être, comme nous l'avons dit, commerciale ou circonstancielle. Un troisième tome d'une série très attendu par le public, un pastiche comme j'irai cracher sur vos tombes, un simple roman "alimentaire" pour supermarché, voire même un banal Barbara Cartland peuvent trahir, dans le corps du texte, certains symptômes... Que le livre en question soit un livre de commande, qu'il réponde à des schémas pré-écrits ou a des scenarii éculés ou prévisibles, cela n'empêchera pas pour autant d'analyser son impensé ; car comme cela peut se produire dans le rêve le choix des figures, des noms, des lieux et des temps, le cadrage, la manière de figurer des scènes banales, les silences, les longueurs, le style et les bizarreries involontaires peuvent être parfois hautement significatifs. Ainsi rien de plus banal, rien de plus répétitif que certains genres de la bande-dessinée ou du cinéma tels que le comix américain, le manga japonais, le western, la comédie hollywoodienne, et pourtant rien qui ne soit de plus chargé des productions d'un inconscient tantôt personnel et tantôt collectif dans les héros, leurs histoires, la représentation de la ville, de l'argent, du mal, du sexe, de la filiation, etc.
Partons donc de l'idée que s'il n'est pas un rêve, l'objet littéraire ressemble au rêve... Et laissons-nous guider par Henri BERGSON !
" L’objet de l’art est d’endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l’idée qu’on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’hypnose.
Ainsi, en musique, le rythme et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos idées en faisant osciller notre attention entre des points fixes, et s’emparent de nous avec une telle force que l’imitation, même infiniment discrète, d’une voix qui gémit suffira à nous remplir d’une tristesse extrême. Si les sons musicaux agissent plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c’est que la nature se borne à exprimer des sentiments, au lieu que la poésie nous les suggère. D’où vient le charme de la poésie ? Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire. En voyant repasser devant nos yeux ces images, nous éprouverons à notre tour le sentiment qui en était pour ainsi dire l’équivalent émotionnel ; mais ces images ne se réaliseraient pas aussi fortement pour nous sans les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre âme, bercée et endormie, s’oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète. Les arts plastiques obtiennent un effet du même genre par la fixité qu’ils imposent soudain à la vie, et qu’une contagion physique communique à l’attention du spectateur (…).
Fixité imposée à la vie, qu'une contagion physique communique à l'attention du spectateur...
On retrouverait en architecture, au sein même de cette immobilité saisissante, certains effets analogues à ceux du rythme (…). Ainsi l’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ; il nous les suggère et se passe volontiers de l’imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces (...).
Il résulte de cette analyse que le sentiment du beau n’est pas un sentiment spécial, mais que tout sentiment éprouvé par nous revêtira un caractère esthétique, pourvu qu’il ait été suggéré, et non pas causé. On comprendra alors pourquoi l’émotion esthétique nous paraît admettre des degrés d’intensité, et aussi des degrés d’élévation. Tantôt en effet, le sentiment suggéré interrompt à peine le tissu serré des fais psychologiques qui composent notre histoire ; tantôt il en détache notre attention sans toutefois nous les faire perdre de vue ; tantôt enfin il se substitue à eux, nous absorbe, et accapare notre âme entière. Il y a donc des phases distinctes dans le progrès d’un sentiment esthétique, comme dans l’état d’hypnose (…).
Caspar David Friedrich, La mer de glace (1823-1824), Kunsthalle, Hamburg.