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Sans doute serait-il judicieux dans la langue philosophique de distinguer indétermination (absolue) et sous-détermination (indétermination relative).
C'est parce qu'il est impossible provisoirement de lui assigner la moindre cause comme condition de son existence qu'un phénomène est pour un temps qualifié d'indéterminé ; et si cette impossibilité devait s'avérer être une propriété essentielle de son être, on parlerait alors d' « indétermination absolue ».
Et cependant, qu'un phénomène de la réalité puisse être tenu pour indéterminé par essence est une éventualité contredite par le caractère déterminé par construction (ou a priori) de tout phénomène dans l'ordre de la nature : sans cela, en effet, il ne pourrait précisément exister pour nous une nature cohérente, ou plutôt un univers, ordonné selon des principes explicatifs.
Mais qu'un phénomène déterminé, comme la pluie qui tombera très probablement tel jour sur une plage, puisse être dit, relativement à un autre qui l'est pourtant aussi - tel le coefficient de la marée le même jour -, "sous-déterminé", cela signifie simplement qu'il manifeste une indétermination relative pour nous, autrement dit une moins grande détermination eût égard à ses propres conditions et compte tenu de nos facultés de connaissance.
Ainsi, ayant constaté qu'un poisson, indépendamment du sens du courant, peut se déplacer presque dans toutes les directions et de façon peu prévisible à des degrés de vitesse variés, on lui reconnaîtra - selon nos critères et nos possibilités de connaissance - une liberté relative de mouvement dont sont privées les anémones, qui ne sont pas plus capables que les coraux ni les éponges de ces brusques mouvements changeants.
Ce qui précède s'accorde, il faut le noter, avec ce qu'a pu écrire un philosophe comme Hans Jonas : « nous soutenons que le métabolisme lui-même, le fondement de tout organisme, manifeste [la liberté] : qu'il est lui-même la première forme de liberté »1. Ici le phénomène de la liberté non seulement s'observe, mais encore pour ainsi dire s'enracine déjà dans la nature, au fil de nombreux embranchements de son évolution : c'est ce qu'on pourrait nommer la liberté relative des êtres vivants (libertas comparativa).
En suivant cette même méthode comparative, on dira de deux êtres vivants animés dont l'un se montre exclusivement guidé par des instincts (tel un phalène autour d'une lampe) et l'autre également par une faculté de se donner des fins qui ne sont pas toujours conformes à ses instincts naturels, c'est-à-dire par une volonté, que le premier est sur-déterminé relativement au second, qui en revanche manifeste une sous-détermination par rapport à lui. Car si le second, dans lequel on aura reconnu l'être humain bien sûr, n'échappe pas plus que le premier aux mécanismes de sa nature physico-biologique, il manifeste pourtant dans son existence envisagée comme un tout (un organisme), une diversité de comportements inédits le rendant moins prévisible, parce que ses attitudes et ses décisions sont bien moins monotones.
C'est donc en se fondant sur cette comparaison que nous serons autorisés à considérer, relativement aux autres genres animaux connus à ce jour, l'être humain comme un être très libre, car doué d'une volonté libre (si l'on préfère, un libre arbitre), précisément en tant qu'il est sous-déterminé par ses instincts, et non pas parce qu'il manifesterait une hypothétique indétermination absolue - propriété impossible à observer dans la réalité et contraire aux conditions qui rendent celle-ci pensable.
Note : 1 . Hans JONAS, Le phénomène de la vie, trad. D. Lories, éd. De Boeck, 2001, introduction p.14.