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LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE

LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE

Aliments pour une réflexion philosophique


RAPPORTS DU RÊVE ET DE L'ANTICIPATION en s'inspirant de Carl Gustav JUNG...

Publié par medomai sur 12 Novembre 2013, 23:02pm

Catégories : #REVE, #JUNG, #ANTICIPATION, #PSYCHANALYSE, #INCONSCIENT

RAPPORTS DU RÊVE ET DE L'ANTICIPATION en s'inspirant de Carl Gustav JUNG...

Αὐτίκα δέ οἱ εὕδοντι ἐπέστη ὄνειρος, ὅς οἱ τὴν ἀληθείην ἔφαινε τῶν μελλόντων γενέσθαι κακῶν κατὰ τὸν παῖδα. Hérodote, Histoires, I,34.

("Un songe, qu'il eut aussitôt après, lui annonça les malheurs dont un de ses fils était menacé")

Avant de parcourir un extrait d'un des ouvrages de JUNG, expliquons pourquoi nous en proposons la lecture.

Quiconque est soucieux de s'interroger sur les moyens d'anticiper l'avenir doit commencer par se pencher sur le passé et ses superstitions, mais aussi sur ses intuitions... La prophétie par exemple, eut son heure de gloire dans l'Antiquité, chez les Hébreux de l'ancien testament, chez les Grecs et les Romains, à la Renaissance (Michel de Nostredame, 1503-1566), etc.

Plus tôt encore, au VIIIè s. av. J.-C. les poèmes homériques évoquent les oneiropoloi qui interprètent les rêves (Iliade, I, 63). Les onirocrites (oneirokritès), dont la méthode oniromancique est discutée et rejetée par Hippocrate (-460/-370) parce qu'ils prétendent en faire une source de diagnostic et de pronostic médical, prétendaient lire dans le rêve le destin individuel ou, parfois, collectif, comme le rappelle Freud dans Sur les rêves (cf l'Oneirokritika d'Artémidore de Daldis, IIè s., rare témoignage de ces pratiques, texte semble-t-il consulté et médité souvent par le fondateur de la psychanalyse aussi bien que par Michel Foucault, cf Histoire de la sexualité, III, 1).

Soyons clair : il ne s'agit pas ici de prendre parti pour les superstitions onirocritiques, aussi honnêtes soient-elles (par exemple chez un Artémidore). D'ailleurs nous examinerons les arguments d'Hippocrate dans un prochain billet.

Non, il s'agit plutôt d'examiner les arguments de quelqu'un comme Jung qui, sans être superstitieux ni charlatan (mais ayant, c'est certain, à cause de son ascendance maternelle une attention bienveillante pour les superstitions et la charlatanerie...), ni assez prétentieux pour croire qu'il peut lire dans les boules de cristal, pense que les rêves contiennent parfois, comme les entrailles des victimes, les signes annonciateurs de quelque chose, ce quelque chose pouvant concerner le rêveur individuellement ; mais pouvant aussi impliquer le sort de la collectivité dans son ensemble, comme le suggère l'étrange "entrée en résonance" avec l'histoire de la collecte des rêves effectuée par Charlotte Beradt en Allemagne auprès de multiples personnes entre 1933 et 1939 (Rêver sous le IIIème Reich, C. Beradt, éd. Payot). Bref on se demandera à la lecture de ces réflexions de Jung si les "onirocrites" n'avaient pas découvert quelque chose à propos de la nature humaine, mais sans le savoir ni le comprendre : ce qui ne serait pas la première fois, c'est le moins qu'on puisse dire, qu'une telle chose arriverait à des êtres humains...

Il est d'ailleurs frappant de voir que, contrairement à ce que suggère la fameuse malédiction de Cassandre, dont nous reparlerons aussi dans un autre billet, les rêves prédisant l'avenir chez Jung permettent parfois au sujet concerné d'échapper à ce qu'ils prédisent, même si ce sujet est le rêveur lui-même, à condition qu'ils surmontent une résistance narcissique. C'est le cas pour l'exemple de la "femme aux préjugés" dans cet extrait. Mais dans bien d'autres cas, comme ceux de l' "homme d'affaire alpiniste" ou de la "femme trop ambitieuse", le rêveur ne croit pas à son propre rêve, il ne comprend ni n'admet sa parole admonitrice, et cela le conduit bien évidemment à sa perte.

Il faudrait toutefois faire une place aussi à l'hypothèse selon laquelle l'interprétation du rêve devant le rêveur lui-même produit ses propres effets, selon le processus complexe des prophéties auto-réalisatrices : un individu perturbé par les tristes prédictions de la diseuse de bonne aventure échoue finalement comme prévu dans ses projets ; l'amoureux glacé par la réponse des cartes de tarot renonce ; les actionnaires angoissés par un expert pessimiste commencent à vendre leurs actions, ce qui fait effectivement baisser les cours et provoque plus de ventes encore, et ainsi de suite...

Cette hypothèse est loin d'être à exclure, comme dans le cas de l'alpiniste. Mais elle est moins facilement concevable dans le cas de l'ambitieuse.

En vérité, l'étude des rêves, nous explique Jung, est semée de pièges, et l'avertissement ne s'y donne jamais - quand il existe - que voilé, comme dans l'oracle qui trompa Crésus. Elle peut même devenir dangereuse lorsqu'on confronte une personnalité trop dissociée aux possibles intuitions de son inconscient : elle pourrait les rejeter brutalement (et l'analyste avec), entrer dans l'angoisse ou la dépression, bref répondre avec une grande violence, proportionnelle à l'importance de la méconnaissance de soi. Il ne faut pas non plus espérer fonder une science sur les propriétés admonitoires de certains rêves, ni croire aux affabulations de ceux qui prétendent détenir le système interprétatif universel, la célèbre "clé des songes". Mais Jung suggère la nécessité d'étudier longtemps l'idiosyncrasie individuelle, et même collective (à travers une analyse mythologique), avant d'aborder l'analyse de chaque rêve - en privilégiant bien entendu ceux qui, par leur force symbolique et inquiétante, viennent fréquemment perturber le sommeil et la vie diurne du rêveur.

Regardons autrement les choses. On pourrait lire le texte sous un angle différent : celui de l'anticipation philosophique et littéraire.

Entrons franchement dans le fictionnel : admettons qu'on puisse déceler dans nos rêves certaines intuitions -nécessairement vagues et confuses, mais dignes de réflexion - concernant le futur. Admettons ensuite que la crédibilité de ces "intuitions" puisse être renforcée par leur fréquence statistique, à l'échelle d'une société. Pourrait-on imaginer un système de "collecte des rêves" à une échelle collective, une sorte d'"industrie psycho-politique" permettant d'identifier les "cauchemars" ou les "fantasmes collectifs" d'une époque, et de les prévenir ?

Remarquons que les publicitaires n'ont pas attendu pour manipuler les masses par le symbole et l'image agissants, en utilisant certaines conclusions sur les mécanismes de l'inconscient humain.

On songe aussi à ces professionnels du rêve anticipateur que P. K. Dick nomme précogs dans son roman d'anticipation bien connu Minority Report ("rapport minoritaire"). Que deviendrait une société où le "rapport de rêve" serait obligatoire, à la manière de l'acquittement de l'impôt ? Que deviendraient les psychanalystes ? Des fonctionnaires chargé de la collecte et de l'analyse des données oniriques à grande échelle pour aider à la gestion des populations ?

Freud rejette assez clairement toute tentative pour interroger les rêves dans le sens de l'avenir, puisque son intérêt se porte au contraire sur les passés refoulés qu'ils révèlent en les cryptant. Mais tel n'est pas le cas d'un des disciples infidèles (et polémique) du freudisme, le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, qui n'hésite pas à postuler l'existence de ce que nous nommerons une vertu prémonitoire (du latin monere, avertir) de certains rêves, pour celui qui sait les lire et être sensible à ce dont l'inconscient veut nous avertir par leur symbolisme. Nous proposons donc ici en guise de réflexion sur les possibilités anticipatrices du rêve un extrait de son Essai d’exploration de l’inconscient (juin 1961), chapitre III : "la fonction des rêves".

" Les rêves peuvent quelque fois annoncer certaines situations bien avant qu’elles ne se produisent. Ce n’est pas nécessairement un miracle, ou une prophétie... "

Carl Gustav JUNG (1875-1961)

Carl Gustav JUNG (1875-1961)

« Il m’est arrivé plus d’une fois que des personnes cultivées, intelligentes, viennent me consulter à propos de rêves étrangers, d’imaginations, ou même de visions, qui les avaient profondément choquées. Elles ont supposé que de telles choses ne pouvaient pas arriver à un homme sain d’esprit, et que si l’on a réellement des visions, il faut que l’on souffre d’un trouble pathologique. Un théologien m’a dit une fois que les visions Ézéchiel n’étaient que des symptômes morbides, et que, lorsque Moïse et les autres prophètes entendaient des « voix » leur parler, ils souffraient d’hallucinations. Vous imaginez quelle fut la panique de cet homme quand un phénomène de ce genre lui arriva « spontanément », à lui. Nous sommes si accoutumés à la nature apparemment rationnelle de notre monde que nous pouvons à peine imaginer qu’il s’y produise quelque chose que le bon sens ne suffise pas à expliquer. L’homme primitif (1), exposé à un choc de ce genre, ne douterait pas de sa santé mentale : il songerait à des fétiches, des esprits, des dieux.

Le prophète biblique Ézéchiel peint par Michel-Ange (Rome, chapelle Sixtine). On notera la forme étrange du châle qui couvre son chef et ses épaules, suggérant une"pensée ailée" ou le don de vision angélique. Si l'on supprime l'illusion de profondeur, son œil semble échanger un regard avec un chérubin, voire contempler la "face" de dieu.

Le prophète biblique Ézéchiel peint par Michel-Ange (Rome, chapelle Sixtine). On notera la forme étrange du châle qui couvre son chef et ses épaules, suggérant une"pensée ailée" ou le don de vision angélique. Si l'on supprime l'illusion de profondeur, son œil semble échanger un regard avec un chérubin, voire contempler la "face" de dieu.

Et pourtant, les émotions qui nous affectent sont tout à la fois les mêmes. En fait, les angoisses qui naissent de l’édifice de notre civilisation peuvent être bien plus terrifiantes que celles que les primitifs attribuaient aux démons. L’attitude de l’homme civilisé moderne me rappelle parfois un sujet psychotique, lui-même médecin, que j’ai eu dans ma clinique. Un matin où je lui demandais comment il allait, il me répondit qu’il avait passé une nuit merveilleuse à désinfecter les cieux au chlorure de mercure (2), mais qu’au cours de ce nettoyage radical, il n’avait rencontré aucune trace de Dieu. Ceci est une névrose, et peut-être quelque chose de pire. Au lieu de Dieu, ou de la « crainte de Dieu », nous trouvons une névrose d’angoisse ou une sorte de phobie. L’émotion est restée la même, mais son objet a changé à la fois de nom et de nature, et cela pour le pire.

Je me rappelle un professeur de philosophie qui est venu un jour me consulter à propos d’une phobie qu’il avait du cancer. Il souffrait de la conviction obsédante qu’il avait une tumeur maligne, bien que rien de cette sorte n’eût jamais été découvert au cours de douzaines de radiographies. « Oh, je sais bien qu’il n’y a rien », me disait-il. « Mais il pourrait y avoir quelque chose. » Qu’est-ce qui lui avait mis cette idée en tête ? Elle provenait manifestement d’une peur qui ne devait rien à la volonté consciente. La pensée morbide le submergeait soudain et possédait un pouvoir propre qu’il ne parvenait pas à contrôler. Il était beaucoup plus difficile pour cet homme cultivé de faire un aveu de cette sorte qu’il n’eût été pour le primitif de se déclarer hanté par un fantôme. L’influence maligne de mauvais esprits est du moins admissible dans le cas d’une mentalité primitive, mais c’est un choc considérable pour une personne civilisée que de devoir reconnaître que les maux dont elle souffre sont dus à une force stupide de l’imagination. Le phénomène primitif d’obsession n’a nullement disparu ; il est resté le même. Mais il est interprété d’une façon différente, plus nuisible pour l’esprit. J’ai fait plusieurs comparaisons de cette sorte entre l’homme civilisé et le primitif. De telles comparaisons, comme je le montrerai plus tard, sont essentielles pour comprendre la tendance de l’homme à créer des symboles, et le rôle que jouent les rêves dans leur expression. Car on trouve dans beaucoup de rêves, des images et des associations analogues aux mythes et aux rites des primitifs. Ces images oniriques ont été appelées par Freud des « résidus archaïques ». L’expression suggère qu’elles sont des éléments psychiques datant de temps lointains qui survivent dans l’esprit de l’homme. Ce point de vue est caractéristique de l’attitude de ceux qui considèrent l’inconscient comme une pure annexe de la conscience (ou, avec plus de pittoresque, comme une poubelle qui recueille tout ce dont la conscience ne veut pas).

Un examen plus approfondi m’a amené à penser qu’une telle attitude est indéfendable, et qu’il fallait la rejeter. J’ai constaté que les associations et les images de cette sorte font partie intégrante de l’inconscient, et qu’on les trouve partout, que le rêveur soit cultivé ou analphabète, intelligent ou stupide. Elles ne sont en aucune façon des résidus morts ou dénués de sens. Elles ont une fonction qui leur « est propre » et une valeur particulière en raison précisément de leur caractère « historique ». Elles constituent un pont entre la manière dont nous exprimons notre pensée de façon consciente, et un mode d’expression plus primitif, plus coloré, plus imagé. De plus ce mode d’expression s’adresse directement à nos sentiments et à nos émotions. Ces associations « historiques » sont le lien entre l’univers rationnel de la conscience, et le monde de l’instinct (3).

***

J’ai déjà parlé du contraste intéressant qu’il y a entre les pensées « contrôlées » de notre vie éveillée et la richesse des images que nous proposent nos rêves. Vous pouvez maintenant apercevoir une autre raison de cette différence : dans notre monde civilisé, nous avons dépouillé tant d’idées de leur énergie affective, qu’elles ne provoquent plus en nous de réactions. Nous les employons dans nos discours, nous réagissons d’une façon conventionnelle quand d’autres les emploient mais elles ne font en nous aucune impression profonde. Il faut davantage pour faire pénétrer en nous certaines choses assez efficacement pour nous amener à modifier une attitude ou un comportement. Et c’est ce qui se passe dans le langage onirique : son symbolisme a tant d’énergie psychique que nous sommes obligés d’y prêter attention.

Une femme, par exemple, était réputée pour la stupidité de ses préjugés, et sa résistance obstinée à tout argument raisonnable. On aurait pu discuter avec elle une nuit entière sans résultat. Elle n’y aurait pas fait la moindre attention. Ses rêves, toutefois, employaient un langage tout différent. Une nuit, elle rêva qu’elle assistait à une importante réunion mondaine. L’hôtesse l’accueillit en lui disant : « comme c’est gentil à vous d’être venue. Tous nos amis sont là et vous attendent. » Elle l’accompagna ensuite jusqu’à la porte et l’ouvrit. La dame franchit le seuil et pénétra… dans une étable. Le langage onirique était assez simple pour être compris par l’esprit le plus obtus. La femme se refusa d’abord à admettre le sens d’un rêve qui l’atteignait si directement dans son amour-propre. Mais son message néanmoins fut compris, et après un certain temps, elle dut l’accepter parce qu’elle ne put s’empêcher de sentir la raillerie qu’elle s’était infligée à elle-même.

De tels messages de l’inconscient sont d’une importance plus grande qu’on ne le croit en général. Dans notre vie consciente, nous sommes exposés à toutes sortes d’influences. Autrui nous stimule ou nous déprime, les événements de notre vie professionnelle ou sociale détournent notre attention. Cela peut nous inciter à nous engager dans des voies qui ne conviennent pas à notre individualité. Que nous nous en rendions compte ou non, notre conscience est constamment troublée par de tels incidents et exposée presque sans défense contre eux. Cela est particulièrement vrai pour les personnes extraverties, qui s’attachent entièrement au monde extérieur, ou celles qui entretiennent un sentiment d’infériorité, et ont des doutes concernant leur personnalité profonde. Plus la conscience se trouve influencée par des préjugés, des erreurs, des fantasmes, et des désirs puérils, plus s’élargit le fossé déjà existant jusqu’à la dissociation névrotique, amenant une vie plus ou moins artificielle, très éloignée des instincts normaux, de la nature et de la vérité.

La fonction générale des rêves est d’essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l’aide d’un matériel onirique qui, d’une façon subtile, reconstitue l’équilibre total de note psychisme tout entier. C’est ce que j’appelle la fonction complémentaire (ou compensatrice) des rêves dans notre constitution psychique. Cela explique pourquoi ceux qui manquent de réalisme ou qui ont une trop bonne opinion d’eux-mêmes, ou qui font des projets grandioses sans rapport avec leurs capacités réelles, rêvent qu’ils volent ou qu’ils tombent. Le rêve compense les déficiences de leur personnalité et en même temps il les avertit du danger de leur démarche. Si l’on ne tient pas compte de ces avertissements, de véritables accidents peuvent se produire. Le sujet peut tomber dans les escaliers ou avoir un accident de voiture.

Hantée par la vision son mari sanglant dans un rêve nocturne, Calpurnia (Greer Garson) tente en vain dès l'aube de dissuader César (Louis Calhern) de se rendre au Sénat. (Julius Caesar, J. Mankiewitz, 1953)

Hantée par la vision son mari sanglant dans un rêve nocturne, Calpurnia (Greer Garson) tente en vain dès l'aube de dissuader César (Louis Calhern) de se rendre au Sénat. (Julius Caesar, J. Mankiewitz, 1953)

Je me souviens d’un homme qui était inextricablement empêtré dans toute une série d’affaires louches. Il conçut une passion presque morbide pour les formes les plus dangereuses d’alpinisme, comme une sorte de compensation. Il cherchait à « se dépasser lui-même ». Dans un rêve, une nuit, il se vit dépassant le somme d’une haute montagne et mettant le pied dans le vide. Quand il me raconta son rêve, je vis aussitôt le danger qu’il courait et j’essayai de donner encore plus de poids à la mise en garde, pour le convaincre de se modérer. J’allai même jusqu’à lui dire que son rêve présageait sa mort dans un accident de montagne. En vain. Six mois plus tard, il « mit le pied dans le vide ». Un guide l’observait alors que lui et un ami se laissaient descendre au long d’une corde dans un endroit difficile. L’ami avait momentanément pris pied sur une corniche, et le rêveur le suivait. Soudain, il lâcha la corde, selon les propres termes du guide, « comme s’il sautait dans le vide ». Il tomba sur son ami, l’entraîna dans sa chute et tous deux furent tués.

Un autre cas typique est celui d’une femme qui menait une vie trop ambitieuse. À l’état de veille, elle était hautaine et autoritaire, mais elle faisait des rêves choquants, qui lui rappelaient toutes sortes de choses déplaisantes. Quand je les lui révélai, elle refusa avec indignation de les admettre. Les rêves devinrent plus menaçants, et pleins de références aux promenade qu’elle avait l’habitude de faire seule dans les bois où elle se livrait à des rêveries sublimes. Je vis le danger qu’elle courait, mais elle refusa d’écouter mes avertissements. Peu de temps après, elle fut sauvagement attaquée dans les bois par un pervers sexuel. Sans l’intervention de quelques personnes qui entendirent ses cris, elle eût été tuée.

Il n’y avait en cela aucune magie. Ses rêves m’avaient révélé que cette femme désirait secrètement qu’une telle mésaventure lui arrivât, tout comme l’alpiniste cherchait inconsciemment la satisfaction de trouver une issue définitive à ses difficultés. Très évidemment, ni l’un, ni l’autre ne s’attendaient à payer leurs désirs d’un prix aussi lourd. Elle eut plusieurs os brisés, lui y perdit la vie.

Les rêves, donc, peuvent quelque fois annoncer certaines situations bien avant qu’elles ne se produisent. Ce n’est pas nécessairement un miracle, ou une prophétie. Beaucoup de crises, dans notre vie, ont une longue histoire inconsciente. Nous nous acheminons vers elles pas à pas, sans nous rendre compte du danger qui s’accumule. Mais ce qui échappe à notre conscience est souvent perçu par notre inconscient, qui peut nous transmettre l’information au moyen du rêve.

Les rêves nous adressent souvent des avertissements de cette sorte. Mais ils arrivent tout aussi souvent qu’ils ne contiennent aucune mise en garde. C’est pourquoi supposer qu’ils constituent une sorte de main bienveillante qui nous retiendrait à temps ne paraît guère justifié. À exprimer les choses d’une façon plus positive, il semble que de temps en temps ils soient inspirés par une intention bienveillante, et de temps en temps, non. La main mystérieuse peut même désigner des pièges, ou paraissant l’être. Ils agissent quelquefois comme l’oracle de Delphes, qui dit au roi Crésus que s’il traversait le Halys (4), il détruirait un grand royaume. Et ce ne fut qu’après avoir subi une défaite totale que le malheureux comprit que le royaume en question était le sien.

Frans FRANCKEN Le Jeune Crésus montrant ses trésors à Solon (1630, huile sur bois) Musée Calvet d'Avignon)

Frans FRANCKEN Le Jeune Crésus montrant ses trésors à Solon (1630, huile sur bois) Musée Calvet d'Avignon)

On ne peut pas se permettre d’être naïf dans l’étude des rêves. Ils naissent dans un esprit qui n’est pas tout à fait humain, mais ressemble plutôt à un murmure de la nature, l’esprit d’une belle et généreuse, mais aussi d’une cruelle déesse. Si nous voulons caractériser cet esprit, nous nous en rapprocherons davantage en nous tournant vers les mythologies anciennes ou le monde fabuleux de la forêt primitive, qu’en considérant la conscience de l’homme moderne. Je ne nie nullement les grandes conquêtes que nous a apportées l’évolution de la société civilisée. Mais ces conquêtes se sont effectuées au prix d’énormes pertes, dont nous commençons à peine à entrevoir l’étendue. Les comparaisons que j’ai faites entre la mentalité primitive et la mentalité de l’homme civilisé avaient partiellement pour but de montrer comment se soldent les gains et les pertes.

L’homme primitif était bien plus gouverné par ses instincts que ne l’est l’homme « rationnel », son descendant, qui a appris à se « contrôler ». Dans le processus de civilisation nous avons élevé une cloison toujours plus hermétique entre notre conscience et les couches instinctives plus profondes de la psyché et nous l’avons même, finalement, coupée de la bas somatique des phénomènes psychiques. Heureusement, nous n’avons pas perdu ces couches instinctives fondamentales. Elles font, à demeure, partie de l’inconscient, bien qu’elles ne puissent plus s’exprimer autrement que par le langage des images oniriques. Ces phénomènes instinctifs, qu’on ne reconnaît pas toujours pour tels car ils se manifestent sous une forme symbolique, jouent un rôle vital dans ce que j’ai appelé la fonction de compensation des rêves.

Pour sauvegarder la stabilité mentale, et même la santé physiologique, il faut que la conscience et l’inconscient soient intégralement reliés, afin d’évoluer parallèlement. S’ils sont coupés l’un de l’autre, ou « dissociés », il en résulte des troubles psychologiques. À cet égard, les symboles de nos rêves sont les messagers indispensables qui transmettent les informations de la partie instinctive à la partie rationnelle de l’être humain et leur interprétation enrichit la pauvreté de la conscience, en sorte qu’elle apprend à comprendre de nouveau le langage oublié des instincts.

Francisco de GOYA (1746-1828) "El sueño de la razon produce monstruos" (1797). En espagnol, sueño signifie aussi bien sommeil que songe, rêve.

Francisco de GOYA (1746-1828) "El sueño de la razon produce monstruos" (1797). En espagnol, sueño signifie aussi bien sommeil que songe, rêve.

Bien entendu, il est inévitable que les gens mettent en doute cette fonction, puisque ses symboles passent si souvent inaperçus ou incompris de nous. Dans la vie normale, la compréhension des rêves est souvent considérée comme superflue. Je peux en donner pour exemple l’expérience que j’ai faite dans une tribu primitive de l’Afrique orientale. À mon grand étonnement, les membres de cette tribu nièrent qu’ils fissent des rêves. Mais au cours de conversations patientes et indirectes, je découvris bientôt qu’ils rêvaient tout autant que n’importe qui, mais qu’ils étaient convaincus que leurs rêves n’avaient pas de sens. « Les rêves des hommes ordinaires ne veulent rien dire », affirmèrent-ils. Ils pensaient que les seuls rêves qui eussent de l’importance étaient ceux des chefs et des sorciers. Ceux-là, qui concernaient la prospérité de la tribu, avaient une très grande valeur à leurs yeux. Le malheur voulait que le chef de la tribu et le sorcier prétendissent l’un et l’autre qu’ils n’avaient plus que des rêves dénués de sens. Ils faisaient remonter le phénomène à l’époque où les Britanniques étaient venus s’installer dans le pays. Le chef de district, c’est-à-dire le fonctionnaire britannique chargé de s’occuper de cette tribu avait à leurs yeux assumé la fonction de rêver ces rêves privilégiés sur lesquels la tribu avait jusqu’alors réglé son comportement.

Lorsque les hommes de cette tribu admirent qu’ils avaient des rêves, mais les croyaient dénués de sens, ils agissaient comme l’homme moderne qui croit que le rêve n’a pas d’importance pour lui simplement parce qu’il ne le comprend pas. Mais même un homme civilisé peut remarquer à l’occasion qu’un rêve, dont il ne se souvient peut-être plus, peut modifier favorablement ou défavorablement son humeur. Le rêve a été saisi, mais de façon subliminale. Et c’est ce qui se produit le plus habituellement. Ce n’est qu’exceptionnellement, lorsqu’un rêve est particulièrement impressionnant, ou revient à des intervalles réguliers, que les gens en désirent une interprétation.

Il faut que j’ajoute ici un mot de mise en garde contre l’analyse inintelligente ou incompétente des rêves. Il y a des gens si déséquilibrés mentalement, qu’il est très dangereux d’interpréter leurs rêves. Dans un tel cas, une conscience très unilatérale se trouve coupée d’un inconscient irrationnel ou « dément » en proportion, et l’on ne doit pas les mettre en contact sans précautions spéciales.

Plus généralement, il est tout à fait stupide de croire qu’il existe des guides préfabriqués et systématiques pour interpréter les rêves, comme si l’on pouvait acheter tout simplement un ouvrage à consulter et y trouver la traduction d’un symbole donné. Aucun symbole apparaissant dans un rêve ne peut être abstrait de l’esprit individuel qui le rêve, et il n’y a pas d’interprétation déterminée et directe des rêves. La façon dont l’inconscient complète ou compense la conscience varie tellement d’un individu à l’autre qu’il est impossible d’établir dans quelle mesure on peut classifier les rêves et leurs symboles. »

Carl Gustav JUNG, Essai d’exploration de l’inconscient (juin 1961), chapitre III : "la fonction des rêves", Folio essais n°90,trad. L. Deutschmeister,1964, p.70-82).

NOTES :

(1) Il semble y avoir une confusion, sauf erreur de notre part, chez Jung, entre "l'homme primitif" au sens assez vague d'homme préhistorique ("pré-civilisé" en quelque sorte) et le "primitif" au sens du "sauvage" des colonialistes européens, ou de l'individu participant de la "mentalité primitive" chère à l'ethnologue L. Lévy-Bruhl (1857-1939). Cette confusion autorise la croyance erronée qu'une enquête ethnologique sur des peuples sans écriture par exemple, ou vivant dans un environnement sauvage comme la forêt, soit en même temps une enquête archéologique sur la "mentalité primitive" de l'humanité : comme s'ils n'étaient pas "civilisés" (donc "barbares") et représentatif d'un état précédant la "civilisation" (entendue comme civilisation européenne bien entendu, cela va de soi...). Claude Lévi-Strauss entre autres a fait justice de ces aprioris dans Tristes tropiques ou dans La pensée sauvage, montrant la complexité et l'historicité (difficile à reconstituer) des cultures de ces sociétés dites "sauvages"

(2) Le chlorure de mercure, poison ressemblant à un cristal blanc opaque, est un réactif de laboratoire, et l'une des formes les plus toxiques du mercure, car soluble dans l'eau. Il fut également utilisé comme procédé photographique dans les années 1800, ainsi qu'en solution stérilisante et conservatrice - technique abandonnée aujourd'hui - pour la conservation des bois de chemin de fer, voire de spécimens biologiques et anthropologiques (!) à la fin du XIXè et au début du XXè (wikipédia 11/2013). Le sujet de Jung, ancien médecin, en connaissait nécessairement les propriétés antiseptiques et mortelles.

(3) Nous attirons l'attention du lecteur sur le fait que la notion d'"instinct" à cet endroit du texte ne semble pas recouvrir chez Jung la signification que lui accordent aujourd'hui les éthologues : séquence de contractions musculaires définissant un comportement génétiquement déterminé (ie inné), ni même exactement un correspondant de ce que Freud nomme "libido" ou "système pulsionnel", mais plutôt un mélange ou une alternance de la notion de "pulsion" avec un équivalent de la notion d'"intuition", du sentiment confus mais irrépressible d'une "vérité" que conscience ne saurait exprimer clairement ni la raison justifier logiquement.

(4) Crésus (en grec Kroisos), roi de Lydie (région antique située dans la partie sud-ouest de l'actuelle Turquie) au VIè s. av. J.-C., conquit de nombreux territoires vers l'est et le nord, jusqu'au Halys (un long fleuve turc, qui se jette dans la Mer Noire). Il détourna semble-t-il le fleuve par un canal et envahit les territoires du roi perse Cyrus II, avant d'être défait par lui : voir Hérodote, Histoires, I, 26 sq. Le même Crésus, voulant échapper au songe qui lui avait prédit la condamnation de son fils, ne put échapper au destin et le vit mourir par sa faute (cf. I, 34 sq). Très superstitieux, il fit de nombreux présents à l'oracle d'Apollon à Delphes, dont toutes les prophéties à son égard s'accomplirent d'une manière ou d'une autre... Il fut, selon Hérodote, en partie à l'origine des guerres médiques.

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