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LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE

LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE

Aliments pour une réflexion philosophique


LE MYTHE DU PROGRÈS selon Stephen Jay GOULD

Publié par medomai sur 11 Mai 2015, 22:22pm

Catégories : #GOULD, #STEPHEN JAY, #PROGRÈS, #MYTHE, #BIOLOGIE, #SCIENCE, #ÉVOLUTION, #DARWIN, #HISTOIRE, #PHILOSOPHIE

(animographe : headlikeanorange@tumblr)

(animographe : headlikeanorange@tumblr)

Plus un problème important menace nos espoirs et nos besoins, plus nous risquons de l'analyser dans un cadre inadéquat.

Stephen Jay GOULD, L'éventail du vivant, I, 3.

ARBRE PHYLOGENETIQUE DU VIVANT SELON LECOINTRE GUYADER LOPEZ-GARCIA 2006/2008 (source : wikipédia)

ARBRE PHYLOGENETIQUE DU VIVANT SELON LECOINTRE GUYADER LOPEZ-GARCIA 2006/2008 (source : wikipédia)

Il y a des textes qu'on peut relire sans cesse avec bonheur.

Ceux de Stephen J. Gould, le grand géologue-paléontologue américain sont de ceux-là. Ses critiques du créationnisme, du finalisme, de l'évolutionnisme progressiste, etc., sont riches, complexes, et - à mon sens - solides. J'en ai placé deux ci-dessous, derrière l'arbre phylogénétique circulaire.

Les pages de Gould sont pleines du refus des illusions faciles, chez un homme à qui on avait pourtant diagnostiqué dès 1982 (il avait 40 ans) un mésothéliome abdominal, forme rare de cancer réputé à courte échéance mortel.

Une des phrases que je préfère chez lui :

"Plus un problème important menace nos espoirs et nos besoins, plus nous risquons de l'analyser dans un cadre inadéquat." 

Suggestive aussi sa conception du rôle de ce qu'il nomme "contingence" dans l'histoire (j'y reviendrai).

Un autre apport est sa réflexion sur le "darwinisme", et sur les nombreux contre-sens qu'on a pu commettre sur la pensée et les implications des thèses de Darwin (par exemple : compétition biotique ou abiotique ?).

Enfin une des leçons principales que j'en tire est la vanité de toute prétention à prédire précisément une "tendance fondamentale" de l'évolution des vivants (au-delà du fait que bien évidemment, ils ne vivront pas éternellement sur cette planète...).

L'incroyable chance que nous avons d'exister ne peut nous apparaître que si nous comprenons qu'en rembobinant le film de l'évolution, à chaque étape de ces milliards d'année, d'infimes changements dans des événements contingents auraient pu engendrer une nature très différente et ni "la conscience", ni "l'humain" ne seraient apparus.

Bien sûr, cette conception scientifique est moins confortable que le mythe du progrès ou celui de la providence. Mais elle met aussi en évidence que nous sommes collectivement bien plus responsables que nous le croyons de l'avenir, même si ce fardeau peut nous angoisser.

A chacun de choisir s'il préfère plus de confort ou plus de vérité.

LE MYTHE DU PROGRÈS selon Stephen Jay GOULD

Premier extrait : Stephen Jay GOULD, La vie est belle, (sous-titré 'les surprises de l'évolution), Le Seuil, 1991 pp.334-336.

« ...Walcott se considérait comme un disciple de Darwin. Pour la plupart des interprètes modernes du darwinisme, une telle adhésion devrait signifier que l'on s'attend à des parcours en zigzag et à un fort opportunisme présidant aux voies évolutives ; elle devrait signifier aussi que l'on croit profondément à une histoire de la vie consistant en des adaptations à des environnements locaux changeants, et non en un « progrès » général. Mais Darwin était un homme complexe, et son nom a été appliqué à diverses conceptions de l'histoire de la vie, certaines étant contradictoires, l'accent étant mis sur des aspects différents de la théorie, depuis le siècle de Darwin jusqu'au nôtre.

Il ne faut pas s'attendre à ce que la vie soit dépourvue de contradictions ou d'ambiguïtés. Les spécialistes se trompent souvent lorsqu'ils estiment que leur exégèse de l’œuvre d'un grand penseur doit donner une lecture absolument cohérente. De grands scientifiques peuvent se battre toute leur vie avec certains problèmes et n'arriver jamais à une solution. Ils peuvent se sentir également attirés par des interprétations contradictoires et ne pas pouvoir trancher. Il n'est pas obligatoire que leur lutte intellectuelle aboutisse à quelque chose de cohérent.

Darwin livra une bataille de longue durée de ce type au sujet de l'idée de progrès. Il se trouva pris dans une insoluble contradiction. Il reconnut que sa théorie fondamentale du mécanisme évolutif – la sélection naturelle - n'impliquait pas qu'il y ait progrès dans l'évolution. La sélection naturelle explique seulement comment les organismes se modifient au cours du temps par des réponses adaptatives au changement dans les environnements locaux – c'est la « descendance avec modification », selon les propres termes de Darwin. Il estima que son déni du progrès général en faveur de l'ajustement aux conditions locales était le trait le plus radical de sa théorie. Il écrivit le 4 décembre 1872 au paléontologiste américain Alpheus Hyatt (l'ancien occupant de mon actuel bureau) : « Après mûre réflexion, je ne peux m'empêcher de penser qu'il n'y a pas de tendance au progrès. »

Mais Darwin était à la fois critique et bénéficiaire de la société britannique victorienne, laquelle était au sommet de son expansion impérialiste et de son triomphe industriel. Le progrès était le maître mot dans son environnement socio-culturel, et il ne pouvait abjurer une notion si importante et attrayante. Par suite, tout en tournant le dos aux vues traditionnelles réconfortantes, par sa conception radicale du changement, en tant qu'adaptation aux conditions locales, il admit qu'il acceptait aussi la notion de progrès dans l'histoire globale de la vie. Il a écrit : « Les êtres vivants de chaque période successive de l'histoire du monde ont battu leurs prédécesseurs dans la lutte contre la vie, et sont, de ce fait, plus élevés dans l'échelle de la nature ; et cela peut rendre compte de cette impression vague et mal définie partagée par de nombreux paléontologistes, que l'organisation a globalement progressé » (1868,p.345).

On peut arriver à trouver plus ou moins une cohérence entre ces positions contradictoires. On peut soutenir que Darwin regardait le progrès comme la conséquence secondaire cumulative d'un mécanisme fondamental fonctionnant en permanence à d'autres fins (on peut considérer que les améliorations de l'anatomie correspondent à des ajustements de l'environnement local ; ceux-ci peuvent avoir pour conséquence une disposition accrue à la longévité géologique et une apparence de progrès peut se manifester ainsi de manière indirecte). De nombreux auteurs, y compris moi-même, ont souvent suggéré qu'il fallait faire cette synthèse un peu forcée entre les vues contradictoires de Darwin. Et cependant, je pense que la position la plus honnête est de reconnaître qu'il y avait réellement contradiction. La notion de progrès était trop importante, et s'imposait avec trop de force pour qu'une solution bien nette puisse être avancée. La logique de la théorie tirait dans une direction : les préjugés sociaux dans une autre. Darwin était attaché à ces deux façons de voir, et ne put jamais résoudre ce dilemme et atteindre à la cohérence.

Cela fait maintenant plus d'un siècle que Darwin est regardé comme une sorte de gourou scientifique, et puisque les deux conceptions évoquées ci-dessus faisaient réellement partie de sa pensée, les générations successives ont tendu à reprendre l'une ou l'autre, selon qu'elle s'accordait le mieux aux vérités qu'elles voulaient défendre. À notre époque, pas si éloignée du « progrès » d'Hiroshima, et submergée par les périls de l'industrie et du surarmement, nous tendons à nous conforter de l'idée que Darwin avait parfaitement vu que le changement consistait en l'adaptation aux conditions locales et que le progrès était une fiction sociale. Mais à l'époque de Walcott, particulièrement pour un homme au faîte de la réussite sociale et aux forts penchants traditionalistes, la conception tirée de Darwin d'une vie tendant vers le progrès devint l'argument central d'un credo évolutionniste. Walcott se déclarait partisan du darwinisme, ce qui, pour lui, signifiait que la sélection naturelle avait assuré la survie des organismes supérieurs et l'amélioration progressive de la vie selon une voie menant de manière prévisible à l'apparition de la conscience. »

Stephen Jay GOULD, La vie est belle (1989), traduction M. Blanc, Le Seuil, 1991, p.334-336.

Deuxième extrait : Stephen Jay GOULD, L'éventail du vivant, (sous-titré 'le mythe du progrès'), Le Seuil, 1997 pp.180-181 et 184-185.

« D'accord, l'hypothèse selon laquelle l'évolution entraîne le progrès est un préjugé culturel ; pas plus aujourd'hui qu'à l'époque de Darwin, aucun argument scientifique sérieux ne permet d'affirmer l'existence du progrès. D'accord aussi, toutes les tentatives standard pour réhabiliter cette hypothèse, y compris celle de Darwin, s'embourbent dans le présupposé social au niveau de leur motivations, dans la faiblesse logique au niveau de leurs arguments, et dans l'insuffisance factuelle au niveau de leurs vérifications.

Pourtant, indéniablement (même pour des rabats-joie comme moi), un fait fondamental de l'histoire de la vie – on pourrait même dire le fait fondamental – semble affirmer que le progrès est la tendance centrale et la caractéristique primordiale de l'histoire de la vie. Le premier témoignage fossile de l'existence de la vie, contenu dans des roches vieilles de quelque 3,5 milliards d'année, comprend uniquement des bactéries, les plus simples des formes organiques qui pouvaient être préservées dans les archives géologiques. Aujourd'hui, nous avons des chênes, des mantes religieuses, des hippopotames et des gens. Comment peut-on nier qu'une telle histoire est l'illustration même du progrès ?

Malheureusement, toute certitude apparente finit par engendrer le doute. Oui, des pécaris, des pétunias et des poètes. Mais la Terre regorge encore de bactéries, et les insectes sont incontestablement les animaux multicellulaires dominants – avec à peu près un million d'espèces décrites contre seulement quatre mille environ pour les mammifères. Si le progrès est si évident, comment définir ce concept élusif alors que les fourmis dévastent nos pique-niques et que les bactéries s'emparent de nos vies ? (…)

Les proclamations en faveur du progrès sont emblématiques de la conception conventionnelle qui voit dans les tendances des entités en mouvement. De l'infinie diversité de la vie, nous isolons une entité censée représenter une essence platonicienne, telle « la complexité moyenne » ou « la plus complexe des créatures », puis nous suivons la prétendue croissance de cette entité au cours du temps. Nous qualifions ensuite de « progrès » cette tendance à l'accroissement, et nous nous enfermons dans l'idée que ce progrès est la dynamique fondamentale de l'évolution.

[...]

Pour rectifier cette erreur, nous devons considérer l'histoire de la complexité de la vie comme un processus évolutif affectant la totalité de ses variations au cours du temps. Dans cette nouvelle perspective, le progrès n'apparaît plus comme une dynamique majeure, comme une tendance caractéristique, car la vie a débuté avec un mode statistique défini par les bactéries, tout près du mur de gauche de la complexité minimale, et aujourd'hui, presque quatre milliards d'années plus tard, ce mode statistique est resté inchangé, figé sur les bactéries. Si la plus complexe des créatures a pu croître en sophistication au cours du temps, cette minuscule poussière sur l'aile droite de la complexité n'est guère qualifiée pour symboliser l'ensemble de la vie. N'identifions pas un élément perdu à l'extrême périphérie d'une distribution avec la richesse de cette distribution – quel que soit notre attachement régionaliste envers cette périphérie. »

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